High Life

High Lifepar Archimède

Si vous n’avez pas encore vu High Life, le meilleur conseil que je puisse vous donner est d’arrêter net votre lecture et de vous précipiter dans une salle de cinéma découvrir le nouveau film de Claire Denis sans vous renseigner davantage à son sujet, sans en lire le résumé, ni voir la bande annonce. High Life est un de ces films qui se dévoilent peu à peu, forçant le spectateur à émettre des hypothèses qui seront le plus souvent infirmées par les révélations ultérieures. Vierge de toute information, vous éprouverez l’inconfort délicieux de la désorientation, et, l’esprit en alerte, vous apprécierez mieux le cheminement que vous propose la cinéaste que vous suivez peut-être, comme je le fais moi-même, avec intérêt depuis Chocolat, son premier long métrage sorti il y a déjà trente ans.

Si vous poursuivez votre lecture malgré mon avertissement, apprenez à vos dépens que dans un futur probablement proche, les rebuts de l’humanité seront envoyés aux confins de la galaxie avec pour mission d’extraire de l’énergie des trous noirs en rotation. Je ne vais pas vous expliquer ici le principe imaginé par Roger Penrose à la fin des années soixante, ce n’est d’ailleurs pas non plus le propos du film, et un solide ouvrage de mécanique cosmologique vous renseignera mieux que je ne le ferai. High Life est la chronique partielle d’une de ces expéditions, la numéro 7, l’équipage se trouvant au commencement du film réduit à Monte qui doit s’occuper d’un nourrisson né sur le vaisseau, Willow. Tout en assistant à quelques moments marquants de la vie des deux survivants dans l’espace intersidéral, le spectateur se voit présenter des épisodes de la vie terrestre et de l’histoire de l’équipage, en particulier de sa disparition presque totale.

Claire Denis nous livre donc un film de science-fiction, ambitieux et réussi à mon goût. Conjonction du travail de Yorick Le Saux, directeur de la photographie des deux derniers films d’Olivier Assayas et surtout du magnifique Only Lovers Left Alive (2013) de Jim Jarmusch, et de l’artiste conceptuel Ólafur Eliasson pour la lumière, les surfaces et les textures, la qualité visuelle est en tout point remarquable, bien supérieure à ce que nous propose le genre qui préfère trop souvent l’épate d’effets spéciaux et pyrotechniques, quand l’image n’est pas qu’un recyclage paresseux des succès qui précèdent. High Life fait clairement référence, tout en s’en démarquant, à deux classiques de la science-fiction spatiale, 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick et Solaris (1971) d’Andreï Tarkovski, ainsi qu’à, plus fugitivement, Alien (1979) de Ridley Scott et aux illustrations de Chris Foss.

L’intérieur du vaisseau notamment n’est pas un simple décor de carton-pâte futuriste un peu trop propret, nécessaire pour accueillir l’action. Ses différents états, en particulier sa dégradation, en font un lieu habité, vivant, parfois inquiétant, méprisant les destinées humaines qu’il abrite, dirigé par un HAL (ou une Mother) qui, tel un Dieu irascible et muet, n’hésiterait pas à ne plus assurer les fonctions vitales pour l’équipage si celui-ci ne se pliait plus à un rituel quotidien, aussi ridicule qu’inutile. L’exiguïté des lieux, renforcée à l’écran par le cadrage plutôt serré et les axes de caméra, nous fait ressentir la contrainte physique et morale qui s’exerce sur les astronautes faussement volontaires, et il suffit d’une porte d’un couloir a priori sans aspérité qui s’entrouvre en nous laissant entrevoir un alambic mystérieux pour nous rappeler que la liberté n’est en grande partie qu’illusion.

Vous l’aurez compris, High Life n’est pas un de ses films d’action à grand spectacle dans lequel les sabres laser ont remplacé les épées d’antan, ni même une réflexion sur la technologie, l’intelligence artificielle, les voyages intersidéraux ou la rencontre avec des extra-terrestres. Le ton est donné dès l’une des premières scènes du film, Monte parlant à Willow du « tabou », une des notions qui hantent le film. Sans surprise pour qui connaît ses films, mais non sans intérêt, Claire Denis nous parle de l’homme, de sa psyché, des tréfonds de son âme et de sa sexualité, de son rapport à l’autre, du lien parent/enfant, et cela avec un brio formel rare. Je vous en ai dit beaucoup — beaucoup trop peut-être mais je vous avais prévenu — mais il vous en reste beaucoup à découvrir, le principal sans aucun doute.

High Life (Allemagne, France, Royaume-Uni, Pologne, États-Unis ; 2008 ; 1 h 50). Réalisé par Claire Denis ; écrit par Claire Denis, Jean-Pol Fargeau et Geoff Cox ; produit par Laurence Clerc, OLivier Dungey, Christoph Friedel, D.J. Gugenheim, Andrew Lauren, Klaudia Smieja, Claudia Steffen et Olivier Théry-Lapiney. Musique de Stuart Staples et Tindersticks ; image de Yorick Le Saux et Tomasz Naumiuk ; montage de Guy Lecorne. Avec Robert Pattinson, Juliette Binoche, André Benjamin, Mia Goth… Interdit aux moins de 12 ans avec avertissement.

Sortie nationale le 7 novembre 2018


Archimède par Archimède. Je suis spectateur de l’Eldorado depuis 1982 — de manière discontinue certes, n’ayant pas toujours été assidu, fidèle sans être exclusif —, et bénévole depuis quelques années. Mes goûts sont éclectiques, et, refusant toute catégorisation, je peux aller voir avec (presque) les mêmes enthousiasme et curiosité un documentaire chinois de plus de huit heures ou un blockbuster hollywoodien décérébré, un chef-d’œuvre du muet ou une série Z mal fichue. Seuls défauts d’un film que je je trouve rédhibitoires, les lieux communs qu’ils soient intellectuels ou esthétiques, à moins, bien entendu, de les détourner. Et je suis forcé d’admettre que, plus je prends de l’âge, plus le cinéma que j’apprécie est programmé dans la salle de la rue Alfred-de-Musset. Quant à mon surnom, il m’a été attribué à cause non de mes vices mais d’une prétendue ressemblance tant physique que morale avec le vieil hibou de Merlin l’Enchanteur par un Liégeois qui, je le présume du moins, n’avait pas digéré le sac de sa ville par les Bourguignons en 1468.