Barbara Loden / Wanda

par Neyton Carà

Cet été, sur les écrans de l’Eldo, nous avons pu découvrir ou redécouvrir un film rare parmi les films rares : Wanda.

Wanda est un film américain de 1970, un film de Barbara Loden :

  • elle en a écrit le scénario, c’est un scénario original et c’est son premier, elle mettra du temps à l’écrire, s’y reprendra à plusieurs fois ;
  • elle réalise le film, c’est son premier film en temps que réalisatrice, elle a 38 ans au moment du tournage. Elle n’en réalisera pas d’autres faute d’argent, faute de temps aussi puisqu’elle mourra d’un cancer, à l’âge de 48 ans en 1980 ;
  • elle en interprète le rôle-titre : Wanda c’est Barbara Loden.

Wanda est ce qu’on appelle au cinéma Eldorado un « petit film fragile » :

  • le film est tourné en 16 mn, Barbara Loden n’aime pas les images lisses au cinéma, elles enlèvent de la crédibilité aux films dira-t-elle. Mais il y a aussi certainement des raisons financières à cela ;
  • le film ne dispose que d’un tout petit budget : 115 000 $. Pour donner une échelle, Husbands de J. Cassavetes, sorti la même année coûte 1 000 000 $ et M.A.S.H. de R. Altman, Palme d’or à Cannes en 1970, 3 500 000 $  ;
  • l’équipe de tournage est réduite à 4 personnes : la réalisatrice, un chef opérateur, N. Proferes qui vient du documentaire, et 2 assistants pour le son et la lumière ;
  • hormis Barbara Loden, il n’y a qu’un acteur professionnel, Michaël Higgins qui a tourné dans L’Arrangement d’Elia Kazan l’année précédente et qui jouera l’année suivante dans Conversation secrète  de F. Coppola. Les autres acteurs sont des non professionnels ;
  • le tournage durera 7 semaines dans une région minière de Pennsylvanie.

Wanda ne bénéficie que d’une sortie très confidentielle :

  • il est d’abord présenté à la 31e Mostra de Venise en août 1970. Remarqué par la critique, il en repart avec le prix Pasinetti du meilleur film étranger ;
  • il sort  dans une seule salle à NYC le 28 février 1971 puis dans une autre salle à LA en mars et sa carrière en salle se limite à cela ;
  • en mai 1971, le film est présenté à la Quinzaine des Réalisateurs, au festival de Cannes ;
  • Barbara Loden ira ensuite montrer le film dans les universités américaines sous forme de conférences débats ;
  • le film ne sortira en France qu’en 1975 dans un circuit de salles sans doute très réduit.

Peu de gens auront donc vu ce film à sa sortie, la précarité financière de ce projet explique sans doute sa sortie confidentielle. Cela n’enlève rien à l’engagement et l’implication de Barbara Loden, première femme à réaliser un film dont elle a écrit le scénario et en interprète le rôle principal.

A la vision du film, on éprouve le sentiment que ce film répond à une nécessité impérieuse, celle de nous faire rencontrer Wanda, mais qui est Wanda ?

C’est une jeune femme à la dérive ; au début du film elle n‘habite déjà plus chez elle, elle est hébergée par sa sœur. On la voit se rendre au tribunal pour son audience de divorce, elle arrive en retard, n’a pas un regard pour ses enfants et accepte tout ce que demande son mari : la séparation, la garde des enfants… Elle se voit ensuite refuser un travail dans un atelier de confection où elle a déjà travaillé, car elle est trop lente ; elle ne rentrera ni chez sa sœur ni ailleurs. Elle est seule, sans argent, libre mais dans une situation précaire. La seule façon qu’elle trouvera de s’en sortir sera de mêler son destin à celui d’un homme, Mister Dennis, un escroc minable rencontré par hasard qui la gardera auprès de lui, plus par nécessité que par empathie, et l’entraînera dans un braquage de banque foireux.

La rencontre de Wanda avec ce petit malfrat, Mister Dennis, et le bout de route qu’ils vont faire ensemble sont directement inspirés d’un fait divers dont Barbara Loden lira l’histoire dans le Sunday Daily News daté du 27 mars 1960. Elle en reprendra l’essentiel dans le film : une jeune femme, Alma Malone est entraînée par l’homme auquel elle s’est attachée, Mr. Ansley, vers une destination dont elle ne sait rien au départ et qui sera le lieu d’un braquage de banque. Obligée de devenir sa complice, Alma doit apprendre par cœur la liste des actions visant à kidnapper le directeur de la banque. Lors du kidnapping, c’est Alma qui sauvera la situation, alors que Mr. Ansley est en difficulté, en menaçant le banquier de son arme. Comme dans le film, Alma se perdra en suivant la voiture de son complice et n’arrivera à la banque qu’après que tout soit terminé, le bandit ayant été tué par la police.

L’histoire en elle même d’Alma Malone n’a rien d’exceptionnel. Pourtant elle frappe Barbara Loden :

J’ai lu un jour dans un journal l’histoire d’une fille ainsi absente,dont la personnalité m’a intéressée quoique l’article n’ait pas fourni beaucoup de détails psychologiques sur cette complice d’un hold-up. (…) L’histoire se situait à l’origine dans le Sud, d’où je suis originaire. Que ce soit dans une mine, une usine ou une ferme, on trouve le même genre de vie, la même pauvreté de culture. Je viens de ce type de milieu, qui ne convenait pas à ma nature. Et je pensais que c’était moi qui n’étais pas normale. Quand je suis partie, j’ai compris que ce n’était pas moi, que c’était l’environnement qui était malade. Wanda n’a pas les mêmes données que moi. Je devais être plus intelligente qu’elle. Elle utilise les moyens qu’elle peut. J’en ai utilisé d’autres. En Caroline du Nord, dans les montagnes, si j’étais restée, j’aurais été vendeuse, je me serais mariée à dix-sept ans, j’aurais eu des enfants et je me serais soûlée le vendredi et le samedi soir. J’ai eu la chance de partir, mais pendant des années encore, j’ai été comme Wanda, une morte-vivante jusqu’à trente ans environ. Je traversais la vie comme une autistique. Ne recevant et ne donnant rien, parce qu’il faut se protéger des forces qui veulent vous agresser, gens,culture, environnement. Les femmes trouvent leur identité avec un homme. Wanda ne peut survivre qu’avec un homme et en s’accordant à son ambition. Elle pense ne pas pouvoir vivre autrement. C’est une attitude très répandue chez les femmes,du moins en Amérique. Je ne sais pas pour les autres pays. Une femme n’a d’identité qu’à travers l’homme qu’elle attrape.

Barbara Loden s’est donc reconnue dans l’histoire d’Alma Malone. Inspiré de la trajectoire d’Alma, le personnage fictif de Wanda, inventé par la scénariste Barbara Loden, est nourri de sa propre vie. La réalisatrice Barbara Loden, en multipliant les ellipses fait passer l’intrigue policière en arrière plan, concentrant le regard sur une Wanda montrée le plus souvent dans des moments d’attente, de flottement, d’incertitude, là où elle est le plus à même de lui ressembler. Pour incarner Wanda, l’actrice Barbara Loden retrouve ce qu’elle a été, ce qu’elle dit qu’elle a été : cette morte vivante, passive face au réel, dépendante de l’homme qu’elle réussit à attraper.

Mais qu’en est-il de l’histoire de Barbara Loden ?

Elle est née le 8 juillet 1932 en Caroline du nord, ses parents divorcent quand elle est encore une petite fille et c’est sa grand-mère qui l’élève parce que sa mère est partie travailler dans une autre ville. Barbara Loden se définit comme une hillbilly, terme péjoratif pour désigner les blancs qui vivent à la campagne : une bouseuse. De son enfance, elle dit :

Je me cachais derrière les portes, j’ai passé mon enfance cachée derrière le fourneau de ma GM, j’étais très isolée.

À 16 ans elle quitte la maison et rejoins une troupe itinérante qui donne des petits spectacles.

Elle arrive à NYC en 1949, elle a 17 ans, elle est jolie fille, alors elle fait des photos pour les magazines sous le pseudo de Candy Loden et danse dans une boite de nuit, le Copacabana. Une scène du film All about Eve de Joseph Mankiewicz peut donner un aperçu de ce qu’elle est à l’époque : on y voit Georges Sanders arriver à une soirée mondaine au bras d’une superbe blonde (incarnée par Marilyn Monroe). Il la présente aux invités comme étant diplômée de l’école supérieure d’art dramatique du « Copacabana ». La blonde croit à un compliment, les invités pouffent… Barbara Loden est plus lucide et sombre quand elle parle de ses débuts à NYC :

 Je n’étais rien, je n’avais pas d’amis, pas de talent. J’étais une ombre. Je n’avais rien appris à l’école, je savais à peine compter et je n’aimais pas le cinéma. Ça me faisait peur, ces gens si parfaits, ça me rendait encore plus insuffisante.

Et puis elle se marie à un producteur de TV qui lui en fait faire, ainsi que du théâtre. Elle prend des cours de chant, de diction, de danse.

En 1957, elle rencontre Elia Kazan qui devient son amant, il a 50 ans, elle en a 25. D’elle, il dit qu’elle est sauvage, originale, insolente et persifleuse. Elle a un coté assez provocant et assez dur, elle donne le sentiment de n’avoir peur d’aucun homme. Mais il dit aussi qu’elle est d’une extrême sensibilité, qu’elle le rend fou mais qu’il la respecte parce qu’elle ne cache rien. Kazan n’a pas cessé de vouloir rompre avec elle, ils se marieront en 1966 et l’étaient toujours bien que séparés et en instance de divorce à la mort de Barbara Loden. De lui, elle dira :

Il m’a appris que le plus important était de ne pas être silencieux. Il m’a dit qu’il faut être entendu pour chaque chose que vous faites. C’est pour ça que j’ai fait Wanda, C’est une façon de confirmer ma propre existence.

Elia Kazan lui donne des rôles dans 2 de ses films : dans Le Fleuve sauvage, elle est la secrétaire de Montgomery Clift puis, dans La Fièvre dans le sang, elle interprète la sœur de Warren Beaty, personnage fantasque, déluré, dévergondé mais sensible et tragique, peut-être assez proche de ce qu’elle est pour Elia Kazan dans la vraie vie.

En 1964, Elia Kazan met en scène une pièce de théâtre, After the Fall dont l’auteur est Arthur Miller. Et pour interpréter le rôle de Maggie inspiré de Marylin Monroe, il pense tout naturellement à Barbara Loden : « je savais qu’il y avait des traits communs entre elles, des drames de l’enfance, une blessure identique. »  Barbara Loden si convaincante qu’elle décroche même un prix pour sa performance.

Barbara Loden et Jason Robards dans After the Fall au Lincoln Center en 1963

Au cinéma comme au théâtre, Kazan donne à Barbara Loden des rôles proches de ce qu’elle est dans la vie, ou plutôt de ce qu’elle est pour lui : cette jeune fille sexy, follement attirante derrière qui se cache un être sensible et vulnérable. En 1966, après la mort de sa première femme Moly, Kazan écrit L’Arrangement. Dans ce roman très autobiographique, il s’inspire largement de sa liaison avec Barbara Loden et de son histoire pour construire le personnage de Gwenn, la maîtresse du héros vers laquelle celui-ci se tourne pour reconstruire sa vie : Gwenn a eu une enfance malheureuse à la campagne, son père était brutal, sa mère passive, à 16 ans elle quittait la maison pour rejoindre une troupe faisant de l’animation commerciale dans les supermarchés… Barbara Loden reprochera beaucoup à Kazan d’avoir puisé ainsi dans sa vie. Ils étaient séparés pendant l’écriture du texte. Quand ils se retrouvent et se marient en 1967, Kazan travaille à l’adaptation au cinéma de L’Arrangement. Dans les rôles principaux il a prévu Marlon Brando et… Barbara Loden. Mais Brando ne pouvant faire le film, il sera remplacé par Kirk Douglas et la production lui préférera Faye Dunaway comme partenaire. Amère déception pour Barbara Loden.

Peut-être la nécessité pour Barbara Loden de « faire Wanda et de confirmer sa propre existence » s’accompagne-t-elle d’une autre nécessité : celle de s’écarter de tous ces simulacres construits sur ce qu’elle et les filles de son espèce inspirent à Kazan, à Arthur Miller et autres créateurs de l’époque. Quand Wanda à la fin du film se retrouve coincée dans une voiture par un gentil soldat, ce à quoi l’on assiste n’a plus grand-chose à voir avec les scènes de flirt glamour de La Fièvre dans le sang, c’est simplement un viol, dans toute son horreur et sa violence.

En écrivant, réalisant et interprétant son film, Barbara Loden s’écarte de tout ce qu’elle a pu connaître dans sa carrière d’actrice mais aussi dans sa vie de femme. Elle n’est plus mise en scène et regardée par un autre, sa vie ne s’accorde plus à celle d’un homme, elle est seule face à elle-même.

Marguerite Duras disait : « l’autoportrait, je ne sais pas ce que cela veut dire. Non, je ne comprends pas. Comment voulez-vous que je me décrive ? Vous savez, la connaissance, c’est une chose difficile, une chose qu’il faudrait revoir, la connaissance de quelqu’un. » Ce quelqu’un qui puisse la raconter, Barbara Loden l’a trouvé, c’est Wanda. Wanda, cette fille perdue que personne ne regarde plus, Wanda qui se regarde dans un bout de miroir, cherchant peut-être à capter le regard de Barbara Loden, Wanda, perdue dans la foule des passants devant la banque où tout est accompli, qui cherche à capter notre regard, Wanda qui nous regarde. »

Sources.
Livres et revues : Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., 2012 ; Positif, n° 168, avril 1975, p. 31-40 ; revue Les Cahiers du cinéma, n° 581, juillet 2003, p. 70-75 ; Elia Kazan, L’Arrangement,  Le Livre de poche, 1967.
Films réalisés par Elia Kazan : Le Fleuve Sauvage, 1960 ; La Fièvre dans le sang, 1962 ; L’Arrangement, 1969.
Pages web : sur le fait divers qui a inspiré Wanda ; Loden by Kate Maccourt ; fiche technique Wanda ; Wanda par Berenice Raynaud ; Vers Wanda théâtre national La Colline.
Vidéos : Cinema-Cinemas Kazan-Loden ; Loden invitée de Yoko Ono et John Lennon ; Loden dans the Ernie Kowak’s Show.

Neyton Carà par Neyton Carà. J’aime le cinéma vivant qui raconte des histoires simples et dont les personnages m’accompagnent après la séance pour nourrir mon rapport aux autres et au monde. Je n’aime pas les films narquois, les cinéastes un peu trop roublards et les « thrillers psychologiques ».