Une nuit à l’Eldodorado

Petit paysanpar Néophyte ingénu

Tout le monde sait que les « Tracteurs » bénévoles qui distribuent les programmes de l’Eldorado en ville depuis mai 2015, principalement les jours de marché autour des halles centrales, sont soumis à toutes les agressions possibles (pluie, froid, grand soleil, etc.). Fort heureusement des rencontres extraordinaires viennent émailler nos matinées et compensent largement les inconvénients cités plus haut, auxquels il faut ajouter toutes les « charrettes » qui viennent nous raconter leurs prouesses passées et les quémandeurs à la recherche de places gratuites de cinéma ! C’est ainsi que je me suis fait une spécialité, celle d’aborder les « cannes blanches » (enfin ceux qui les utilisent) qu’ils soient seuls ou accompagnés. Certains sont bien heureux de faire quelques pas en ma compagnie pour se remettre dans le bon chemin ou retrouver le magasin dans lequel ils voulaient faire leurs emplettes.

Récemment, l’Eldorado, dans sa volonté de s’ouvrir à tous les publics dont ceux victimes d’un handicap, a expérimenté la projection d’un film dans le noir le plus complet. Ce vendredi 26 octobre dernier, à 20 heures, Mme Dominique Bertucat, présidente de l’association Les yeux en promenade avait invité à l’Eldorado les membres de cette association, leurs guides pour ceux qui en ont un, et leurs amis. Pas de chien-guide, ce soir-là à l’Eldorado, le programme n’était pas fait pour eux (mais peut-être y avaient-il des chiens de berger dans le film avec qui tailler une bavette ?). Environ 110 à 120 personnes s’étaient donc rassemblées pour suivre le parcours — hélas bien triste — du Petit Paysan, film développé avec une bande son spécifique en audiodescription, venant compléter et expliciter les dialogues du film.

Pour revenir aux tracteurs, ils ont fait leur boulot en sollicitant l’attention des « cannes blanches » passant à proximité. Les personnes que nous croisons régulièrement nous reconnaissent aux annonces vocales du programme de l’Eldorado en cours de distribution. L’approche des inconnus est plus difficile car ils ne savent pas qui nous sommes et ce que nous leur voulons. Cette démarche particulière m’a permis de faire connaissance, le matin même de la projection, de Mme Bertucat accompagnée de son fils et de sa belle-fille. Le contact avec une personne qui ne vous voit pas est assez délicat. Comment ne pas pressentir une sorte d’agression lorsque l’on vous interpelle dans la rue pour vous proposer le programme de l’Eldorado ? Fort heureusement, plusieurs aveugles rencontrés depuis une quinzaine de jours avant l’évènement, en étaient déjà informés par leurs associations d’entraide aux aveugles. Ceux là étaient les plus faciles à convaincre !

Par ailleurs, il y a un « monde » entre l’utilisation d’un audio livre et d’un film en audio description. Dans un audio livre le « donneur de voix » s’applique dans ses intonations pour faire vivre le texte qu’il lit et transmettre les sentiments exprimés par les personnages dont il suit le récit. Un écrivain donne, dans son œuvre, les détails précis des actions en cours, le profil des héros, leur colère ou leur tristesse, les sentiments y sont décrits avec précision ou minutie. Il en est de même des détails physiques, des costumes, des paysages traversés, etc.Dans l’audio description accompagnant le film Petit Paysan, rien de tout cela ! Comme expliqué plus haut, la séance va se dérouler dans le noir absolu grâce à un « loup noir » qui interdit tout accès à la lumière si l’on respecte les règles de jeu. Il faut donc ne jeter un œil sur l’écran que le moins souvent possible !

Bref, nous sommes équipés et embarqués dans l’aventure pour une projection de ? Combien de temps va durer le film, je n’en sais strictement rien et, de plus, j’ignore tout du film que nous allons voir ! Mais alors pourquoi projeter les images du film, si la bande-son et l’audio description doivent suffire à sa compréhension du Petit Paysan ? Étant, de plus, comme on disait autrefois, totalement sourd d’une oreille et dur de l’autre… je me suis laissé piéger moi-même ! Les films muets ou sous-titrés me conviennent parfaitement, il suffit de lire le texte qui défile et/ou saisir l’expression visuelle des acteurs. L’audio description occupe, quant à elle, les silences laissés sur la bande son originale entre les conversations et les bruits de fond, d’une voix posée, lente et monocorde, et ne donne que fort peu de détails sur l’action qui va (ou est en cours) se dérouler sur l’écran. Je n’ai nullement perçu  la description des personnages, par exemple j’aurais aimé entendre : sa longue crinière blonde flottait au vent, sa barbe de trois jours piquait quand on l’embrassait et sa moustache trempait dans le bol  du café au lait matinal…  rien de tout cela ! Dans un audio livre, on trouverait ces informations.

Suivre et séparer la voix « off » des dialogues demande une acuité acoustique fine afin de bien comprendre les informations sonores reçues et les classer dans deux registres, d’une part la description des lieux et de l’action en cours, et d’autre part les dialogues des personnages. Pour moi, tout n’était que salmigondis. De plus, n’ayant pas pris connaissance du déroulement du film avant de l’entendre, j’ignorais que le Petit Paysan allait voir disparaître son troupeau, victime d’un abattage administratif afin de respecter les règles sanitaires en vigueur. Mais que vient donc faire ce petit veau couché sur le canapé de la ferme, que faisait-il donc dans cette galère ? Impossible pour moi de le comprendre ! De même, la signification des conversations échangées entre le frère et la sœur, du genre ça va ? Ça va bien autant que possible, pas d’inquiétude… Comment percevoir dans ce dialogue, l’angoisse et la grande tristesse qui animent les personnages si l’on ne perçoit pas l’expression des sentiments exprimés sur leurs visages à l’écran ?

Il est vrai que j’ai perdu, à de nombreuses reprises, le fil de l’action et que me dépêtrer entre la bande son et la description des scènes m’a pris trop de temps pour suivre le déroulement du film… et chaque fois j’étais déjà passé à la page suivante ! Donc, en résumé j’ai lâché prise et perdu le contact avec une réalité qui me dépassait ! Fermer les yeux derrière un loup noir est dangereux… vous vous retrouvez dans un long, très long, voyage en avion, l’espace et le temps qui s’écoulent n’ont plus de signification pour vous. Le retour sur terre se passe bien, la reprise des échanges entre le public et les intervenants permet alors de retrouver la lumière et la réalité du terrain malgré la perte de contrôle en cours du voyage… J’ai tenté une expérience significative, laquelle me montre que la vue est un bien précieux et qu’il faut la protéger par tous les moyens.

Tous les participants à la soirée ont été ensuite accueillis par les services de la Ville de Dijon qui leur ont offert « le pot de l’amitié » permettant la poursuite des discussions.

Complément éventuel d’information

Selon les statistiques officielles, environ 200 000 personnes atteintes de cécité totale ou de malvoyance profonde et 900 000 malvoyants vivent en France. Parmi les personnes aveugles, il faut distinguer ceux qui ont perdu la vue suite à un accident ou une maladie (qui ont donc acquis une mémoire visuelle) et ceux qui en sont privés depuis leur naissance. Leur approche qu monde des voyants (même très partiellement) est totalement différente.

Ayant assuré, bénévolement, il y a une quinzaine d’années, des missions techniques auprès d’entreprises dirigées par des personnes aveugles et en direction de ce public, j’ai appris à connaître les différents moyens de communication qui peuvent leur être proposés, ainsi que les matériels de la vie courante adaptés au handicap. L’apprentissage du langage tactile codé « Braille » demande à développer le sens du toucher pour reconnaître la position des picots en relief sur une tablette ou une bande tactile associée au clavier d’un ordinateur

Aujourd’hui les personnes aveugles ou malvoyantes peuvent être formées à l’emploi de lecteurs en reconnaissance de caractères et synthèse vocale. Ce qui permet de lire un courrier ou un livre, de correspondre directement avec son ordinateur, par la voix ou/et le clavier, ce qui permet de rédiger un texte ou un courrier. Il est aussi possible de piloter, à la voix, son téléphone mobile et d’en utiliser toutes les fonctions (en particulier la localisation et le guidage dans les rues par GPS).


Néophyte ingénu par Néophyte ingénu. Je n’ai aucune culture cinématographique et ne fréquente les salles obscures que rarement, une ou deux fois par mois peut-être… Et pourtant j’ai suivi avec beaucoup d’attention tous les remous et catastrophes successives qui ont émaillés la vie de l’Eldorado (et ce n’est pas un fleuve tranquille !). Je ne connais rien aux acteurs, réalisateurs et actrices, sauf certaines qui me hérissent et me rebutent, dans le genre de Alice (ou Adèle, je ne sais plus) Haennel laquelle m’énerve au plus haut point, n’ayant qu’un seul registre dans son jeu, visage en colère, yeux tourbillonnants, aucun nuance ni sentiment exprimé, que ce soit dans 120 battements par minute ou dans En liberté. Ce que j’aime, ce sont les films dans lequel j’arrive à me glisser dans la peau du héros (ou l’accompagner), partager et vivre ses sensations et émotions, en un mot fait corps avec lui. Je suis sorti plus qu’ému de la rencontre avec Les Confins du monde où Gaspard Hulliel m’a ramené soixante-cinq ans en arrière dans une enfance meurtrie par la mort d’un jeune de vingt-quatre ans « mort pour la France » en Indochine. Un autre choc sera de retrouver l’acteur – presque un gamin – lors de son passage, en chair et en os, à l’Eldorado. Le charme est-il rompu ? L’acteur finalement est payé pour dissimuler ses sentiments personnels et faire passer ce que l’auteur (ou le réalisateur) veut ! L’on constate alors que les émotions prêtées au héros ne sont ni partagées, ni vécues et que le cinéma n’est qu’illusion !