Chronique de tractage # 4

J’accuse les âmes mortes en liberté !

Pour bien faire son travail et répondre à toutes les sollicitations, le tracteur se doit de connaître son programme sur le bout des doigts et bien d’autres choses encore :

  • quels sont les films pour enfants à l’affiche et pour quelle tranche d’âge ;
  • la date et les horaires de dernière séance pour les films en fin de parcours ;
  • la nécessité ou non de réserver pour telle ou telle séance spéciale ;
  • quelles sont les alternatives pour éviter de voir un film en salle 2 ;
  • comment être assis confortablement quand on a de petites jambes ;
  • quel est le parfum des glaces actuellement disponibles ;
  • où se trouvent : l’office du tourisme, les toilettes publiques, la banque la plus proche, et la moutarderie Fallot ;
  • savoir dire bonjour en roumain : Bună ziua.

Mais surtout, le tracteur doit connaître les films qui passent à l’Eldo car de plus en plus souvent le passant intéressé lui demande : « et celui-là, vous l’avez vu ? »

Vous ne serez donc pas surpris d’apprendre que le tracteur, lorsqu’il n’est pas au marché, est au cinéma, par exemple pour y regarder la dernière séance d’un film roumain conseillé à partir de 4 ans, une glace à la rhubarbe dans la main, et ses pieds posés sur un rehausseur, en salle 3, avant de participer à l’atelier origami dans le hall puisque c’est une séance spéciale pour laquelle il a réservé depuis longtemps. Car le tracteur se fait un point d’honneur à voir un maximum de films qui passent à l’Eldo. Et la tâche est souvent considérable ! Prenons le programme daté du 24 octobre : 30 films à l’affiche pour une durée de 15 jours ! Et donc, dans sa quête d’excellence tractagienne, il arrive que le tracteur craque et soufre de surmenage eldoradien ! Et c’est ce qui, malheureusement m’est arrivé récemment.

C’est dur à avouer mais j’ai détesté Cold War ; oui je sais, c’est même honteux et professionnellement très embarrassant puisque j’ai dû mentir à tous ces passants aux marché qui me disaient « Cold War, j’ai adoré, c’est génial, vous êtes d’accord ? » Et de toute évidence, la cause de ce dérapage est un surmenage cinéphilique : la veille, j’avais visionné Heureux comme Lazzaro et pour reprendre les mots du collègue alcoolique d’Archimède, Neyton Cará, ce film « vivant, intense et merveilleux » m’avait tellement emballé que j’ai trouvé Cold War terne, empesé et mortellement ennuyeux !

Mais il y a pire encore, je n’ai pas ri à En liberté ! Je sais, j’aggrave mon cas ! Tout le monde a aimé ce film : Télérama, Le Masque et La Plume, Les Inrocks, l’équipe de l’Eldo, Mme Massu qui l’a programmé au Darcy, Mme Davoine qui l’a programmé au Cap Vert… Là encore c’est la faute au surmenage : en voyant le tueur en série qui vient tous les jours au commissariat pour avouer ses crimes en apportant des morceaux de ses victimes dans des sacs plastiques devant des spectateurs morts de rire… j’ai pensé… à ces morceaux de squelettes éparpillés dans le désert, ultimes traces de ces âmes mortes dont nous parle Wang Bing dans ce film si simple et si sublime dont j’avais vu les trois parties les jours qui précédaient.

Et pour aggraver un peu plus mon cas, j’ai vu hier un film horrible : le J’accuse d’Abel Gance, dans lequel cet immense cinéaste multiplie les effets spectaculaires, morts sortant de leurs tombes, défilé de gueules cassées, travelling sur des rangées interminables de croix, dans une débauche d’effets spéciaux, le tout visant à montrer au spectateur l’horreur de la guerre ; et moi, je pensais à Wang Bing et sa petite caméra parcourant le désert de Gobi, et s’arrêtant devant chaque fragment d’ossement humain, sans rien faire d’autre que s’arrêter, et nous laissant voir les traces d’une horreur passée, sans rien faire d’autre que nous montrer ce qui était là, sur le sol, et nous associant à son deuil, à celui de tous ces survivants qu’il nous avait fait rencontrer, oui, rencontrer,  le temps qu’ils nous disent l’horreur de ce qu’ils avaient vécu entre 1958 et 1961, en Chine, dans la ferme de rééducation de Jiabiangou.

Vous ne serez donc pas surpris qu’en découvrant ces symptômes inquiétants, Archimède m’ait conseillé de prendre des vacances. En fait son conseil était de revoir First Man tous les jours pendant un mois, pensant qu’aller sur la Lune me ferait du bien, mais je pense que je vais choisir une autre destination dont je vous parlerai peut-être dans un prochain compte-rendu car je n’envisage pas de partir sans un petit paquet de programmes de l’Eldo…

Didier le Tracteur

P.-S. Pendant mon absence, si mes collègues tracteurs vous disent avoir bien ri en voyant un film d’Ingmar Bergman, pas d’inquiétude, ils ne sont pas surmenés, ils ont simplement vu L’Œil du Diable.


Du coté de chez les Tracteurs de l’Eldo. Depuis mai 2015, la petite équipe des Tracteurs de l’Eldo distribue le programme de leur cinéma préféré au centre-ville de Dijon. Les jours de marché entre 10 h et midi, vous pouvez les rencontrer aux abords des halles centrales. Les mercredis, une semaine sur deux, ils s’installent entre 15 h et 17 h rue des Godrans. Il leur arrive de se délocaliser, sur le campus, devant des lieux culturels lorsque l’actualité des événements à l’Eldo s’y prête. Avec eux, vous pouvez discuter cinéma, échanger sur les films, parler du cinéma Eldorado voire des autres cinémas… Ils adorent ça !