Invasion

par Moyocoyani

Il n’est pas étonnant que Kiyoshi Kurosawa ait été attiré par la pièce de théâtre de Tomohiro Maekawa. Réalisateur passionné par l’inquiétante étrangeté, par l’intrusion dans la sphère de l’intime d’un fantastique indicible, le sujet d’extra-terrestres prenant soudain possession d’une poignée d’êtres humains, s’infiltrant parmi nous pour nous voler nos concepts sémantiques et mieux nous envahir, avait tout pour lui plaire : le caractère secret de la menace, sa dimension intellectuelle, le lent bouleversement du quotidien (notamment des personnes fréquentant ceux qui sont possédés)…

Il en tira donc un premier film, Avant que nous disparaissions, sorti l’an passé, puis une mini-série (cinq épisodes de 40 minutes) plus orientée « high-concept » car plus minimaliste, qu’il remonta pour la diffuser au cinéma, Invasion. La science-fiction « high-concept », remise au goût du jour par Netflix et Black Mirror (d’ailleurs acquise par Netflix) n’est pas tant un sous-genre qu’une manière de caractériser les intrigues pouvant se résumer en quelques mots, et explorant une thématique très précise, généralement curieuse et assez recherchée. Si l’intérêt est généralement de tenter d’aller au bout de l’idée, en la restreignant précisément pour en saisir les tenants et les aboutissants, faire réfléchir sur un sujet précis et le développer de façon satisfaisante, il va de soi qu’il est aisé de subvertir les attentes en restant évasif, par une fin ouverte, ou en n’interrogeant pas tous les aspects du concept. Une solution qui est une facilité, mais peut naturellement avoir son intérêt pour universaliser le discours tenu sur un sujet volontairement peu défini, vague ou poétique, ou pour saisir esthétiquement le spectateur et le mettre face à l’énigme de sa nature ou de celle du monde. En somme une démarche tentante pour un réalisateur cultivant l’étrangeté des sujets et des formes narratives, surtout pour explorer un sujet déjà abordé plus amplement.

Kiyoshi Kurosawa sur le tournage d’Avant que nous disparaissions

C’est que ces deux œuvres ne sont pas la suite l’une de l’autre, l’adaptation d’une première partie de la pièce, puis de la deuxième, mais deux perspectives sur la même histoire, deux manières de la vivre, de la montrer et de la faire ressentir, répétitives en termes de pure intrigue, et fondamentalement différentes en termes de réalisation. Avant que nous disparaissions instillait l’étrange dans une forme assez convenue, lissée si l’on veut, expédiant assez vite son concept (après tout, le spectateur a probablement lu le synopsis ou vu la bande-annonce), s’accordant ce qu’il faut de violence voire d’humour pour conserver un certain rythme, en somme une intéressante introduction au cinéma de Kurosawa, légèrement décevante pour les amateurs de son travail.

Divulguer le concept d’Invasion avant le visionnage du film tient pratiquement du spoiler. Le spectateur est peut-être supposé ne pas avoir vu Avant que nous disparaissions, ou ne pas connaître le lien entre les œuvres (une méconnaissance sur laquelle il serait étrange qu’un réalisateur compte), afin de découvrir très lentement à travers les yeux de l’héroïne ce qu’il se passe, et d’en douter même une fois que cela est découvert, avant d’avoir tardivement la confirmation que tout est vrai. Et c’est bien là que le bât blesse, une telle approche requiert d’avancer à pas feutrés dans les explications, avec une subtilité dont Kurosawa est capable, mais qui est tout à fait absente ici. On apprend très vite qu’une première personne a « perdu » le concept de famille, et la première fois que l’on entend parler des envahisseurs, c’est parce que l’un d’entre eux évoque en termes très clairs ce qu’il est en train de faire à l’homme qui lui sert de guide, sans voir la femme qui se tient à quelques mètres et entend tout.

Invasion est ainsi un film paradoxal, revendiquant la subtilité et la lenteur, et surexplicitant tout à chaque fois que cela est possible, en quoi il n’est pas aidé par le jeu étonnamment caricatural de ses acteurs – ou d’ailleurs par une photographie sans inventivité, peut-être volontairement pour donner cette impression d’un film à échelle humaine. En somme, et j’ignore complètement si c’est factuellement exact, Invasion semble souffrir d’un format télévisuel, d’avoir été pensé comme une série sans moyens et sans trop d’ambition, ce qui est d’autant plus étrange que Kurosawa avait réalisé Shokuzai pour la même chaîne il y a six ans.

S’il est difficile d’apprécier le message pacifiste du film, autour des concepts centraux de « coexistence » et d’« amour », du fait de sa trop grande longueur et des propensions à la surexplicitation et à la répétition, ou d’admirer un portrait de femme moins fin que dans Avant que nous disparaissions, on pourra cependant s’intéresser à ses fortes ruptures de registre, voire de genre, quand on passe du drame intime à l’horreur, au thriller, puis à l’hommage à la science-fiction des années 1950 (on pense évidemment au Body Snatchers de Don Siegel et au Jour où la Terre s’arrêta de Wise), avant les trente secondes finales étonnamment puissantes.

C’est que l’échec artistique d’Invasion me paraît incompréhensible : tout semblait correspondre idéalement à la sensibilité et aux forces de Kiyoshi Kurosawa. Comme l’autre très grand réalisateur japonais de sa génération, Kore-eda, avait échoué à faire vibrer avec son thriller humain The Third Murder, victime du même appauvrissement par la surexplicitation, au tour de Kurosawa de se montrer incapable de réussir un film taillé pour lui. Heureusement, le format peut lui servir d’excuse, et la qualité de Vers l’autre rive et de Creepy prouve qu’il est toujours capable du meilleur, ce qui n’a jamais empêché un regrettable écart.


Moyocoyani par Moyocoyani. En sachant que parmi mes films préférés on compte des réalisations de Kurosawa et des frères Coen, de Terrence Malick et de Christopher Nolan, de Fritz Lang et de Carpenter, de Lynch et de Cronenberg, et même de Kitano ou Godard et de Villeneuve ou Tarantino, sans oublier quelques films d’animation états-uniens ou japonais, on pourrait avoir l’impression d’un certain éclectisme. J’y vois plutôt la cohérente passion pour le cinéma revendiqué comme une expérience totale, pour les productions parfaitement maîtrisées en vue d’un résultat marquant l’âme et la rétine, pour les films qui méritent qu’on leur consacre quelques heures d’une vie pourtant courte.