Sur trois films Netflix

Illustration: Rebecca Zisser/Axiospar Moyocoyani

Jeremy Saulnier, Alex Garland, Duncan Jones, Andrew Niccol, David Michôd, David Ayer, Sofia Coppola, John Lee Hancock, Angeline Jolie, Gareth Evans, Bong Jong-ho, Ana Lily Amirpour, Yeon Sang-ho, Noah Baumbach, Paul Greengrass, Kim Jee-woon, Alfonso Cuaron, Steven Soderbergh, les frères Safdie et Coen, J. C. Chandor, David Mackenzie, Susanne Bier, Andy Serkis, Martin Scorsese, Guillermo del Toro… Tous ces réalisateurs ont un point commun, ils ont fait/vont faire un « Netflix original », cette catégorie nébuleuse qui regroupe aussi bien les films produits et distribués par Netflix (Okja, The Irishman), produits par Netflix distribués au cinéma (Seven Sisters), dont la distribution seule a été acquise par Netflix pour tous les pays (The Meyerowitz Stories, Mowgli, Mudbound, Roma) voire uniquement pour l’international après une diffusion en salles obscures aux États-Unis (Operation Finale, Annihilation).

À voir une liste si prestigieuse de réalisateurs confirmés, ou d’indépendants moins connus dont quelques films ont pourtant retenu l’attention de la critique, on pourrait avoir l’impression que Netflix est parfaitement reconnu et admis par « la profession ». Ce serait bien sûr oublier que les premières minutes de la diffusion d’Okja, en compétition officielle au festival de Cannes, ont été perturbées quand le public l’a hué en voyant le logo Netflix s’afficher à l’écran, puis que Pedro Almodovar, président du jury, avait déclaré qu’il n’accorderait pas la palme à un film sans date de sortie. Et de fait, ni Okja ni The Meyerowitz Stories n’avaient reçu le moindre prix.

Thierry Frémeaux avait ensuite déclaré refuser à l’avenir toute projection cannoise d’un film qui ne serait pas destiné à la diffusion en salles, et refusant donc de se soumettre à la chronologie des médias. Cuaron et Greengrass avaient pourtant bouclé Roma et Norway (Un 22 Juillet) pour le festival. Plusieurs réalisateurs, dont Christopher Nolan ou Quentin Tarantino, s’étaient ouvertement déclarés contre Netflix comme mode de distribution et de consommation. Sur une note plus subjective, il faudrait ajouter que les films de réalisateurs connus « récupérés » par Netflix sont souvent leurs œuvres les moins abouties (Aucun Homme ni Dieu pour Saulnier, Annihilation pour Garland, Anon pour Niccol, Mute pour Jones, A very Murray Christmas pour Coppola…), ce qui peut nourrir l’impression que Netflix achète les droits de distribution dont les autres ne veulent plus, ou cherche à multiplier les grands noms sur sa plateforme sans trop regarder au résultat.

Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que Netflix avait cessé pendant un certain temps de produire et/ou distribuer des films de réalisateurs « importants » : la société notoirement déficitaire avait clairement besoin de revoir sa politique d’investissement… avant de commencer depuis peu à multiplier les projets prestigieux. Le festival de Venise a bien profité de la position cannoise, et a su se faire remarquer en adoptant la ligne de conduite exactement inverse, opposant une image de « modernité » au « snobisme » français : Greengrass, les frères Coen et Cuaron étaient bien en compétition, et le jury présidé par Guillermo del Toro y a récompensé Roma du Lion d’or et La Ballade de Buster Scruggs du Prix du meilleur scénario, attisant le débat.

Parler de « films Netflix » dans la Lettre d’Archimède ne va pas plus de soi. Non seulement ces films ne seront pas diffusés à l’Eldorado, mais on ne pourra les voir dans aucun cinéma dijonnais, de sorte qu’en parler revient à promouvoir un service apparenté à la vidéo à la demande peu compatible avec notre intérêt pour l’exploitation cinématographique. D’un autre côté, il s’agit bien d’œuvres cinématographiques, et à partir du moment où l’on accepte le principe de parler de temps à autre ici de films ne sortant pas nécessairement à l’Eldorado pour ne pas donner l’impression de se fermer entièrement aux productions de qualité que l’on peut voir par ailleurs, omettre sciemment des films de Cuaron, Scorsese ou des Coen a quelque chose de paradoxal, malgré toutes les réserves légitimes que l’on peut avoir contre Netflix.

Trois films diffusés en octobre avaient ainsi de quoi attirer particulièrement l’attention du fait de la réputation de leurs réalisateurs : Apostle (Le Bon Apôtre) de Gareth Evans, 22 July (Un 22 juillet) de Paul Greengrass, Illang de Kim Jee-woon.

Apostle

Après avoir réalisé trois films d’arts martiaux indonésiens, dont le culte The Raid et une suite qui peut à mon avis prétendre au titre de film d’action le plus éblouissant de la décennie (aux côtés de Mad Max : Fury Road sans doute), Gareth Evans revient dans son pays de Galles natal pour un film fantastique/d’horreur doté d’un casting exclusivement britannique. Il y conte l’enquête de Thomas Richardson pour retrouver sa sœur, enlevée par une secte qui espère pourvoir à sa protection et à sa survie économique grâce à la rançon. Pour cela, il doit se faire passer pour un nouvel adhérent aux thèses du Prophète, et s’intégrer à la communauté d’une petite île du début du XXème siècle, rendue paranoïaque par les attaques régulières de la Couronne dont elle conteste l’autorité, et perturbée par des crises internes. C’est que ce Prophète prétend avoir rencontré la déesse de l’île, et mêle ainsi curieusement idéaux utopistes et un mysticisme dont on ne sait pas s’il n’est qu’une affabulation manipulatrice ou s’il se fonde sur quelque réalité plus inquiétante.

Apostle est ainsi un projet narrativement assez dense, et d’autant plus curieux qu’il se vante de subvertir nos attentes, quitte à frustrer le spectateur. À épouser presque exclusivement le regard d’un nouvel arrivant sans grand intérêt pour l’idéal défendu par la secte, il en dévoile peu les enjeux, de sorte que l’on partage les incertitudes du protagoniste sur ce qu’il est permis et interdit de faire, sur le degré de puritanisme ou de libertarisme de la micro-société, sur les règles et la place d’une religion païenne dans l’utopie anti-monarchiste et anti-capitaliste voulue par le Prophète. Il n’est alors pas toujours aisé de se laisser porter par un monde qui se refuse à nous, ou de s’identifier à un personnage d’emblée brisé par des événements que l’on ne connaîtra jamais très bien, et puisant dans cette obscure tragédie une détermination méthodique et invincible à sauver celle qui incarne le peu d’humanité qu’il lui reste. C’est bien sûr d’abord une force : il est singulièrement plaisant de se laisser porter par une sous-intrigue sectaire pour être soudain rappelé à la dimension fantastique de l’île, et d’osciller entre les différents genres, comme autant de réalités coexistant dans ces lieux maudits.

L’entretien de ces mystères est indéniablement une facilité narrative, il est toujours plus aisé de dissimuler que de prendre le risque d’exposer trop platement des choses trop banales, comme il est une audace éminemment stimulante dans un genre cinématographique dont la plupart des représentants récents souffrent au contraire d’une propension à la sur-explicitation. Réalisateur, monteur et scénariste, Evans livre ainsi un film « d’auteur », une œuvre personnelle fidèle à ce qu’il avait rêvé, et cela se sent aussi bien dans les curiosités parsemant sa diégèse que dans sa grande compétence visuelle. L’action n’est pas aussi efficace que dans The Raid 2, loin s’en faut, mais les quelques moments de tension et d’horreur témoignent d’une maestria qui pourrait faire pâlir d’envie un James Wan si Evans s’attaquait plus entièrement à ce genre de cinéma, notamment parce qu’il est éminemment capable d’exprimer simplement les sensations des personnages par un travail des plans.

Avec l’abandon de situations encore excessivement stéréotypées, une direction d’acteurs occidentaux plus maîtrisée (Dan Stevens, pourtant excellent dans Legion, sur-joue parfois péniblement), et l’approfondissement de son univers, Evans aurait pu livrer avec Apostle un film surpassant son évident modèle, le Wicker Man de Robin Hardy, et plus réussi dans son baroquisme que A Cure for life de Verbinski. Reste un témoignage intéressant de la démarche de Netflix, qui en évitant de soumettre ses réalisateurs à un contrôle créatif contraignant, donne de la visibilité même à des œuvres qui auraient peiné à trouver leur place dans les salles obscures, juste trop longs, trop populaires dans leur genre et trop expérimentaux dans leur démarche pour satisfaire à coup sûr aux exigences d’une exploitation traditionnelle.

Un 22 juillet

Dans un genre bien différent, Paul Greengrass relate dans Un 22 juillet l’attentat commis par Anders Breivik en Norvège le 22 juillet 2011, au cours duquel 77 personnes décédèrent, et 319 furent blessées. Le réalisateur remarqué de Bloody Sunday, La Mémoire dans la peau et Captain Philips tente manifestement de renouer avec l’esprit qui lui avait valu l’Ours d’or pour un film plus engagé que dialectique.

Il y alterne le point de vue de Breivik, de la préparation de l’attentat jusqu’au procès, de son avocat Geir Lippestad, de l’une de ses victimes, Viljar Hansen, et de ses parents, ainsi que du premier ministre de l’époque, Jens Stoltenberg. Comme on s’en doute, la diversité des perspectives n’a pas tant pour fonction de faire réfléchir que de représenter précisément les faits, de souligner la crise que l’événement a fait traverser à la Norvège, et de condamner sans appel le crime et ses motivations.

En cela le film me rappelle le débat suscité par le Moi, Daniel Blake de Ken Loach et sa Palme d’or, film dont le didactisme m’avait gêné, mais dont j’avais fini par reconnaître la valeur humaniste, et la simplicité salutaire. Il y a des messages trop nécessaires à des situations trop contemporaines pour les encombrer d’aspérités cinématographiques tout juste bonnes à en diminuer l’efficacité. Dans la même démarche, Un 22 juillet est un puissant rappel des menaces posées en Europe par l’extrême-droite pendant que tous les regards sont rivés sur le terrorisme islamiste, et un appel sans concessions et sans nuances à l’union sacrée contre ceux qui menacent nos libertés et nos vies, de quelque camp qu’ils viennent.

Si le film verse régulièrement dans un pathos facile, et donc rarement touchant, il faut admirer la fidélité de Greengrass aux faits : quand d’autres réalisateurs auraient inventé une victime sous prétexte de synthétiser les parcours, le réalisateur anglais n’invente rien ni personne, au point de paraître parfois excessivement extérieur, par exemple dans son portrait très favorable de Stoltenberg. Cela fonctionne mieux avec Breivik, dont on ne sait rien de plus que ce qu’il fait et ce qu’il déclare ouvertement, dans une étude du monstre clinique et distanciée, refusant toute justification et toute empathie.

Il est difficile de déterminer si Un 22 juillet aurait rencontré son public dans les cinémas. Un peu trop démonstratif, un peu trop classique, un peu trop documentaire (tout de même servi en cela par le style de Greengrass, avec ses effets de caméra à l’épaule), il offre un intéressant complément aux trois parties du documentaire Netflix 13 novembre : Fluctuat nec mergitur, et un autre exemple de ce que la « politique des auteurs » de la plate-forme peut apporter au cinéma, dans ses différences excitantes et dans ses faiblesses, Greengrass ne brillant ni dans son travail de réalisateur ni dans son travail de scénariste dans ce film qui ne conquerra pas les admirateurs de Gus Van Sant (Elephant) ou Polytechnique (Denis Villeneuve).

Illang

Apostle était entièrement original, le scénario d’Un 22 juillet était écrit par Greengrass, mais s’appuyait sur un livre de non-fiction et des faits réels. Illang est éminemment moins personnel, puisqu’il s’agit du remake live du dessin animé japonais Jin-Roh, réalisé en 1999 par Hiroyuki Okiura. Le projet a donc un triple-intérêt : le passage de l’animation aux prises de vue réelles, le déplacement de l’action en Corée du Sud, et sa réalisation par Kim Jee-woon, l’homme derrière des films aussi cultes que Two Sisters, Le Bon, la Brute et le Cinglé et J’ai rencontré le Diable. Or il fallait un réalisateur avec une véritable patte, une personnalité créative, une incisivité historique, pour reprendre un sujet aussi complexe que celui de Jin-Roh.

L’action a donc lieu dans une Corée unifiée, menacée par les autres puissances qui redoutent l’avènement d’une nouvelle puissance économique, et en proie à de graves crises internes. La précarité a en effet rendu une grande partie de la population hostile à la réunification (ce qui peut nous rappeler quelque chose de plus local…), et son hostilité est particulièrement représentée par un groupuscule terroriste, la Secte, contre lequel la police a créé une unité anti-terroriste aux pouvoirs étendus, et particulièrement impopulaire, au sein de laquelle une bavure semble avoir fait naître une mystérieuse Brigade des loups, force secrète dans la force secrète.

Après avoir refusé de tuer une terroriste dont la jeunesse l’effrayait, un membre de cette brigade se retrouve au cœur d’une machination ourdie par plusieurs puissances politiques, militaires et policières, dont il lui faudra se dépêtrer au risque de dévoiler qui il est vraiment, ou de perdre son humanité. Comme le dessin animé, Illang éblouit par la densité de l’univers qu’il définit dans ses quelques premières minutes, et dont il ne va pas tant éclairer que dérouler les ramifications, même si le réalisme du contexte en rend les enjeux plus confus que dans Jin-Roh, où l’intrigue se déroulait dans une uchronie, plus propice au resserrement psychologique plutôt que réellement politique.

Manifestement, Kim Jee-woon, épaulé par son co-scénariste Jeon Cheol-hong, a pressenti que ces intrications, couplées au hiératisme de personnages dissimulant leurs pensées et leurs émotions, rendrait l’assimilation du film difficile par les spectateurs, au point de préférer une surexplicitation nuisible. On parle beaucoup dans Illang, surtout pour livrer ses intentions ou formuler de grandes phrases, bref on s’exprime beaucoup « comme dans un film », quand Jin-Roh était si taciturne que chaque parole émise par un personnage était un geste fort, pratiquement une péripétie, l’acte de parler ayant autant d’implications que le contenu de cette parole.

À opposer les deux œuvres, la subtilité de l’une, pourtant plus courte de vingt minutes, face au bruit de l’autre, est d’autant plus criante qu’Ilang est un remake scène par scène, parfois au plan près, de Jin-Roh, s’efforçant vainement de rivaliser avec la stylisation permise par le dessin, en vain. Celui-ci était presque « mauvais » dans l’orignal, souvent mal détaillé, minimaliste dans les physionomies, mais il en tirait une galerie de portraits très distinctive et une grande expressivité, quand le passage à la prise de vue réelle n’autorise pas la même clarté, d’autant que le choix de l’interprète principal s’est porté sur l’ex-mannequin Gang Dong-won, un acteur qui échoue à transmettre la retenue émotionnelle et le charisme du personnage original.

Enfin, la musique de Hajime Mizoguchi, oscillant entre romantisme et impressionnisme, alternant entre explosions lyriques et notes inquiétantes, avait beaucoup contribué au charme de Jin-Roh. Elle est remplacée dans Illang par les compositions du talentueux Mowg, à qui l’on devait par exemple la bande originale du Burning de Lee Chang-dong récemment, compositions dont l’insipidité éclate quand, à deux reprises, Illang recourt à celles de Jin-Roh. C’est malheureusement trop tard et trop peu pour donner à Illang l’extraordinaire relief de Jin-Roh, qu’il est une invitation à regarder plutôt que son digne pendant live : obnubilé par la beauté invincible de son modèle, Kim Jee-woon n’est très évidemment pas parvenu à le digérer, au point qu’Illang gonfle tristement les rangs des « Originaux Netflix » sans personnalité ni génie, à mille lieues de ce que l’on pouvait en attendre.

Netflix est-il le cimetière de projets inaboutis ou une plateforme rendant possible des projets si personnels et audacieux que les circuits traditionnels n’en voudraient pas et ne leur rendraient pas honneur ? Pour l’heure, le résultat est en demi-teinte, comme on l’a vu, plutôt stimulant sur certains aspects, et nourrissant tous les pessimismes de l’autre. Mais on ne voudrait pas juger avant d’avoir donné leurs chances au Roma de Cuaron et à la Ballade de Buster Scruggs de Coen, dont ceux qui ont eu la chance de les voir ont amplement chanté les louanges. La suite au prochain numéro ?


Moyocoyani par Moyocoyani. En sachant que parmi mes films préférés on compte des réalisations de Kurosawa et des frères Coen, de Terrence Malick et de Christopher Nolan, de Fritz Lang et de Carpenter, de Lynch et de Cronenberg, et même de Kitano ou Godard et de Villeneuve ou Tarantino, sans oublier quelques films d’animation états-uniens ou japonais, on pourrait avoir l’impression d’un certain éclectisme. J’y vois plutôt la cohérente passion pour le cinéma revendiqué comme une expérience totale, pour les productions parfaitement maîtrisées en vue d’un résultat marquant l’âme et la rétine, pour les films qui méritent qu’on leur consacre quelques heures d’une vie pourtant courte.