Chronique de tractage # 2

Ces garçons-là

Cet été, les tracteurs n’ont eu aucun mal à conseiller Woman at War, le film islandais de Benedikt Erlingsson. Il nous suffisait de décrire Halla, lumineuse héroïne de ce film pour que nos interlocuteurs courent (à l’Eldo) la découvrir, l’admirer et l’accompagner dans son juste et courageux combat contre les fils électriques à haute tension et pour l’adoption des petites orphelines roumaines. La tâche était plus compliquée avec d’autres personnages qui, si on les décrivait un peu trop en détail, provoquaient plutôt des moues d’indifférence, voire des grimaces de dégoût.

Une valse dans les allées

Prenons le cas par exemple de Christian d’Une valse dans les allées : 25 ans, visage assez ingrat, corps tatoué, plutôt maladroit, quasi mutique, timide et solitaire. Il sort de prison, il ne touche plus ni à l’alcool ni aux drogues, il vient de se faire embaucher dans un supermarché discount comme manutentionnaire à l’essai. Sa vie se résume à son travail et n’est pas vraiment gaie.

Sollers Point, Paltimore

Autre cas, Keith de Sollers Point, Baltimore : 24 ans, lui aussi sort de prison. Il a encore un bracelet électronique au pied et est assigné à résidence. Bon, physiquement il est pas mal, mais il ne fait pas beaucoup d’efforts pour séduire, il est peu loquace, déambule dans son quartier, cherche vaguement du boulot, ne fait pas forcément les bons choix pour s’en sortir…

Sauvage

Quant à Léo de Sauvage, c’est incontestablement notre cas le plus difficile. La vingtaine, pas en très bonne santé : il souffre de carences alimentaires, d’une pneumopathie, il ne dort qu’une nuit sur deux, et tout ça se voit sur son visage marqué. Il faut dire qu’il est SDF, se prostitue avec des hommes et qu’en plus, il prend parfois plaisir à son travail car il est homosexuel. À part ça, il est plutôt cool même s’il ne parle pas beaucoup non plus. On ne sait pas s’il est passé par la case prison mais ça pourrait être le cas et s’il est allé à l’école, comme tout le monde, ça n’a pas du bien se passer car il a des difficultés en lecture. Petit florilège des réactions au conseil d’aller voir « Sauvage »

  • Réaction polie : « Ah oui… mais non ! Là, le sujet ne m’intéresse pas vraiment. »
  • Réaction malpolie : « Regarder des mecs s’********* pendant 1 h 45, merci bien ! »
  • Réaction incongrue : « vous n’auriez pas un film sur la prostitution mais avec des filles mineures ? »

Ces garçons-là, Christian, Keith et Léo ne font donc pas forcément envie. Mais peut-être faut-il s’y prendre autrement, le tracteur de l’Eldo a plus d’un tour dans son sac  quand il s’agit de convaincre les passants d’aller voir des films à l’Eldo ! Les gens aiment qu’on leur raconte de belles histoires, et donc ces garçons-là, même avec leurs défauts, mais qui n’en n’a pas, peuvent trouver leur public s’ils vivent une belle aventure le temps d’un film !

Sollers Point, Baltimore

Keith, le jeune délinquant de Baltimore, a enfin le droit de sortir de chez son père. Que fait-il ? Tout naturellement il fait le tour du quartier, va voir sa grand-mère, essaie de renouer avec son ancienne petite amie (c’est pas gagné), retrouve des anciens potes et retombe dans les activités illicites, retourne à la case départ chez son père car aucune perspective ne s’offre à lui et finit par péter les plombs. Non, tous les délinquants mineurs ne deviennent pas à leur sortie de prison rappeurs comme Moha La Squale.

Une valse dans les allées

Pour Christian, la réinsertion se passe mieux, il a un travail et un métier à apprendre : cariste. Comme il n’a pas vraiment de disposition pour cela, ça prend du temps, il faut répéter jour après jour les gestes, répéter et répéter. Mais il tombe amoureux d’une autre employée qui travaille au rayon confiserie, lui étant aux bouteilles, juste dans l’allée d’à côté, ça permet de se rencontrer. Mais je vous ai décrit Christian, il est timide, alors ce sera laborieux et ça prendra du temps… Non, tous les couples qui se forment au travail ne ressemblent pas à celui du rappeur Jay Z et de la chanteuse Beyoncé.

Sauvage

Passons à Léo, celui des trois qui nous cause le plus de souci. Son quotidien, c’est les longs moments d’attente au bord des routes, la répétition des passes avec des clients sans doute différents, les visites chez les médecins. Sa vie fait du surplace, peut-il en être autrement ? Lui aussi est amoureux, mais d’un autre prostitué qui le rejette et fera, lui, le choix d’une vie fausse mais confortable avec un client devenu son maître. Non, tous les pédés ne deviennent pas rappeurs comme Eddy de Preto.

Bon, il est vrai que ces histoires là ne font pas vraiment envie non plus. Vous ai-je dit que les Tracteurs de l’Eldo bénéficiaient d’une formation continue ? Elle se présente sous forme de séances spéciales ouvertes au public où les spectateurs discutent en salle après le film. Lors de notre dernière formation, nous avons appris qu’un film peut être regardé avec des grilles de lecture différentes par exemple anthropologique ou sociologique, psychologique ou politique. Ce qui peut servir dans notre activité de conseil lors des tractages. Travaux pratiques : la dimension politique de nos trois films est indéniable. Ils montrent des laissés pour compte de la société, des jeunes gens qui sont, à 25 ans, déjà dans une impasse, des exclus. À cela s’ajoute la description d’une classe ouvrière déconsidérée pour Une valse, d’un quartier pavillonnaire en voie de paupérisation dans Sollers Point et d’une précarité liée à la prostitution dans Sauvage. Le seul fait de montrer ces réalités, sans faire du romanesque ou du sensationnel est déjà un geste politique. Ça pourrait marcher évidemment, d’autant que les spectateurs de l’Eldo sont très politisés : ils lisent presque tous Télérama et écoutent Le Masque et La Plume ! Mais je ne vous cache pas que ça me gênerait d’employer ce genre de subterfuge, ce ne serait pas très honnête car ce qui fait vraiment l’intérêt de ces trois films, c’est leurs personnages : la preuve, ils sont de tous les plans ! Étant de tous les plans, ils sont aussi la cible de tous les regards. Or les regards que portent les autres personnages sur Christian, Keith et Léo sont tout sauf anodins :

  • regards dubitatifs et vaguement hostiles concernant Christian de la part de ses collègues de l’entrepôt (ça évoluera pendant le film)
  • regards désabusés sur Keith de la part de tous ceux qui l’ont connu avant la prison et qui n’attendent plus rien de lui (ça n’évoluera pas).
  • regards avides sur le corps de Léo…

Dans ces conditions, le spectateur devient le seul avec le cinéaste à regarder avec attention ces garçons-là. Une attention des cinéastes qui exclut la pitié ou le jugement, une attention du spectateur qui peut conduire à l’indifférence ou faire naître l’affection selon la disponibilité et la sensibilité de chacun.

Mon regard à moi a été sensible à la fragilité de ces vies-là (aurais-je passé autant de temps à écrire ce texte si cela n’avait pas été le cas ?) et donc je vous conseillerai d’aller voir Une valse dans les allées parce que Christian est un garçon très touchant, Sollers Point parce que Keith est un garçon attachant et enfin Sauvage parce que Léo est un personnage si incroyablement vivant, que maintenant sur le marché je guette l’apparition de ces garçons-là pour leur conseiller d’aller voir… Woman at War, par exemple… un film lumineux.

Didier le Tracteur

Woman at War

Du coté de chez les Tracteurs de l’Eldo. Depuis mai 2015, la petite équipe des Tracteurs de l’Eldo distribue le programme de leur cinéma préféré au centre-ville de Dijon. Les jours de marché entre 10 h et midi, vous pouvez les rencontrer aux abords des halles centrales. Les mercredis, une semaine sur deux, ils s’installent entre 15 h et 17 h rue des Godrans. Il leur arrive de se délocaliser, sur le campus, devant des lieux culturels lorsque l’actualité des événements à l’Eldo s’y prête. Avec eux, vous pouvez discuter cinéma, échanger sur les films, parler du cinéma Eldorado voire des autres cinémas… Ils adorent ça !