I Feel Good

par Moyocoyani

Jacques est un médiocre et un ambitieux. Prêt à tous les renoncements moraux pour échapper à la condition à laquelle ses origines modestes semblent le condamner, il se rêve PDG quand il n’est que chômeur, et échouant à trouver une « grande idée » dans le garage d’un copain (parce qu’il faut être seul dans un garage pour avoir la grande idée), va retrouver sa sœur Monique dans le village Emmaüs qu’elle « dirige ».  Il n’y cherche pas refuge, encore moins un travail, mais des âmes assez simples pour le suivre dans son projet d’un circuit tourisme-chirurgie esthétique en Roumanie.

Avec I Feel Good, le spectateur fidèle des réalisations du duo Kervern/Delépine est en terrain connu : des ravagés par la vie, pathétique, ridicules, et possédant pourtant une forme de grandeur, de poésie (la « poésie des mecs qui ramassent les poubelles » disent-ils) ; une intrigue linéaire, presque au ras des pâquerettes, qui emprunte parfois une tonalité mythologique ; un propos anti-capitaliste, et donc humaniste, qui ne cherche jamais à se cacher (« il faut buter les patrons » est pratiquement la devise de leur cinéma) ; le road movie, thème récurrent pour faire évoluer le personnage au gré des rencontres, même s’il caractérise plutôt ici la première partie du film, celle où Jacques fait le tour des « pauvres de cœur » pour les embobiner, afin de montrer son incapacité à évoluer.

Un élément est pourtant d’une immense nouveauté, le personnage Jean Dujardin. Jusqu’ici, Kervern et Delépine avaient fait appel au sublime caméléon qu’est Gérard Depardieu ou à Poelvoorde qui a cette particularité d’avoir une gueule populaire même quand il incarne Dieu. Aussi excellent acteur que soit Dujardin, quand on lui demande de jouer la comédie, on sait qu’il fera du Dujardin, et il n’est donc pas étonnant que I Feel Good soit le film le plus ouvertement comique (et sans doute le plus drôle si l’on est sensible à cet humour) de leur carrière, comique jusqu’au grotesque de par le décalage entre l’homme que Jacques veut devenir et le malade que l’on a sous les yeux, illustration parfaite de la phrase de Mélenchon, « il faut être névrosé pour vouloir être millionnaire ».

Cette outrance, qui rappelle la période Groland des réalisateurs, engendre cependant le discours central du film, celui dont Dujardin était en l’occurrence le parfait porteur : nous vivons dans une société qui nous encourage à devenir millionnaires, ou du moins qui nous encourage à rêver de devenir millionnaires. Il fallait cet excès, cette névrose, pour souligner le danger pour la santé mentale que représente le capitalisme pour Kervern et Delépine, de même qu’il fallait ces éclats de beauté épars dans l’idéal de village hors-système que représente la communauté de Lescar-Pau, et la fantaisie toute kaurismäkienne de la deuxième partie, pour amorcer un contre-discours, au moins une invitation à percevoir, nous aussi, cette « poésie des ramasseurs de poubelles » auxquels nous rêverions de ressembler dans une société saine.

I Feel Good (France ; 2018 ; 1 h 43 ; format 1.85). Écrit et réalisé par Benoît Delépine et Gustave Kervern ; produit par Marc Dujardin, Benoît Delépine et Gustave Kervern. Image d’Hugues Poulain ; son de Guillaume Le Braz ; montage de Stéphane Elmadjian. Avec Jean Dujardin, Yolande Moreau…

En salle depuis le 26 septembre 2018

Moyocoyani par Moyocoyani. En sachant que parmi mes films préférés on compte des réalisations de Kurosawa et des frères Coen, de Terrence Malick et de Christopher Nolan, de Fritz Lang et de Carpenter, de Lynch et de Cronenberg, et même de Kitano ou Godard et de Villeneuve ou Tarantino, sans oublier quelques films d’animation états-uniens ou japonais, on pourrait avoir l’impression d’un certain éclectisme. J’y vois plutôt la cohérente passion pour le cinéma revendiqué comme une expérience totale, pour les productions parfaitement maîtrisées en vue d’un résultat marquant l’âme et la rétine, pour les films qui méritent qu’on leur consacre quelques heures d’une vie pourtant courte.