La Ballade de Buster Scruggs

La Ballade de Buster ScruggsLes frères Coen composent leur ballade sur le western

par Moyocoyani

Sous ses airs de compilation de courts-métrages pour Netflix, La Ballade de Buster Scruggs pourrait sembler presque récréatif dans la filmographie des frères Coen. Cela fait pourtant plus de vingt ans qu’ils l’envisagent, et l’acteur Tim Blake Nelson avait même reçu le script du premier segment… en 2002, pour n’être rejoint que bien plus tard par un casting prestigieux d’acteurs n’ayant jamais travaillé pour ces réalisateurs (Liam Neeson, James Franco, Brendan Gleeson, Tom Waits…).

Ils tenaient tant à rendre cet hommage personnel au western qu’ils cédèrent pour la première fois à l’appel du numérique favorisant de nombreux effets spéciaux, malgré des cadres essentiellement naturels, et s’infligèrent dans des conditions de tournage éprouvantes (pour dresser les animaux, profiter de l’heure dorée, se déplacer beaucoup et vite). Aussi ont-ils réuni une équipe d’habitués dans laquelle ils pouvaient compter pour expérimenter tout en respectant leur personnalité artistique, à commencer par eux-mêmes pour le montage, le scénario et la réalisation, puis Bruno Delbonnel pour une troisième collaboration à la photographie et Carter Burwell à la musique.

C’est ensuite bien à tort que La Ballade de Buster Scruggs a pu être considérée comme une première tentative sérielle, quand depuis le début il était réalisé comme un ensemble à voir d’une traite et dans l’ordre… alors même qu’il s’agit bien d’une œuvre anthologique dont les parties n’entretiennent aucun rapport narratif, a fortiori dont les personnages ne se rencontrent jamais.

Leur seul lien se trouve à vrai dire dans le livre d’histoires qu’une main anonyme ouvre et feuillette au début du métrage et referme à la fin, sans qu’un quelconque effet de chute ne l’identifie ou ne crée de contexte. Comme un pied-de-nez aux films interconnectés ou aux productions anthologiques contemporaines, La Ballade de Buster Scruggs a bien la simplicité d’un recueil dont on lit les histoires les unes après les autres, à cette différence que le désordre permis par la forme livresque est ici remplacé par une organisation voulue.

La première histoire, celle qui donne son titre au film, en est ainsi l’entrée en matière légère, agréable à l’œil et à l’oreille, lumineuse et charmante. Dès la deuxième, la colorimétrie plus froide, tirant vers un sépia décoloré, fait davantage penser aux westerns boueux qui déconstruisirent d’abord le genre, en cohérence avec une histoire bien loin des légendes de l’âge d’or. La troisième troque le désert pour la neige, et les coups de feu pour la déclamation littéraire. Dans la quatrième, le vieillard solitaire trouve sa subsistance dans une vallée luxuriante et giboyeuse. Il fallait sans doute déjà ce panorama de paysages et de parcours pour préparer la cinquième histoire, la seule à durer 40 minutes au lieu de 20 et à arborer une certaine lenteur, réaffirmant la liberté de format des réalisateurs bien qu’elle ne soit à mon avis pas la plus riche ou la plus intéressante à suivre. Le court huis clos nocturne de la sixième, sa tonalité assez indiscernable et ses artifices volontairement criants (il s’agit du seul segment tourné sur un plateau et cela se voit), apportent donc une conclusion bienvenue à La Ballade de Buster Scruggs en même temps qu’un complément thématique indispensable.

Chaque segment explore en effet un trope, la légende-de-l’Ouest-qui-tire-plus-vite-que-son-ombre avec son incontournable bagarre de saloon, le braquage de banques (avec le vol de bétail et la pendaison sans lesquels le portrait ne serait pas complet), le divertissement itinérant, la prospection d’or, le convoi de caravanes, et le voyage en calèche. Chacun avec ses spécificités esthétiques et tonales, de l’humour, même noir, au tragique le plus entier, en passant par le pathétique et une forme d’absurde. Des tonalités soumises au registre préféré des frères Coen, l’omnipotente ironie. Cinglante et amusante, assassine et salvatrice, chaotique et fatidique, elle brille dans chacun des segments, généralement pour leur apporter une conclusion inattendue – et parfois inattendue précisément parce qu’on attendait l’inattendu, qu’on croyait avoir percé un « schéma ».

Or le seul schéma, c’est l’imprévisibilité ironique d’un Destin ambivalent. Une fois qu’on l’a accepté, on peut s’amuser de tout, parfois en riant jaune, parfois en goûtant l’humour noir, parfois en souriant franchement. Cette imprévisibilité est notamment illustrée à l’intérieur du film par l’illustration dessinée qui apparaît au début de chaque histoire, assortie d’une phrase supposément extraite du récit. L’image et les mots ont une fonction d’énigme, intrigant le spectateur qui se demande à quel moment ils trouveront leur place, dans quelle mesure ils présagent de ce qu’il va voir, ce qu’ils impliquent sur le contexte, le déroulement, peut-être même la conclusion de la saynète. Il serait naturellement bien absurde d’en espérer une réelle satisfaction, Joel et Ethan Coen se faisant un malin plaisir d’alterner les illustrations significatives et celles qui ne présentent pas une véritable importance, mais le procédé ajoute agréablement à la fantaisie d’ensemble, à la brutalisation charmante du spectateur.

Huit ans après True Grit, La Ballade de Buster Scruggs réfléchit et réfléchit à un genre qui a toujours hanté le cinéma des frères Coen, que l’on saisisse ou non les dizaines de références assurément disséminées à peu près partout, des plus grands classiques du western aux Huit salopards (peut-être) ou à Hercule Poirot (indubitablement). Lieu de sauvagerie, d’absurde et d’obscurité, mais aussi terre de légendes et de mystères, en tout cas espace infini de liberté, l’Ouest y trouve un passionnant hommage en même temps qu’une ambitieuse réappropriation.


Moyocoyani par Moyocoyani. En sachant que parmi mes films préférés on compte des réalisations de Kurosawa et des frères Coen, de Terrence Malick et de Christopher Nolan, de Fritz Lang et de Carpenter, de Lynch et de Cronenberg, et même de Kitano ou Godard et de Villeneuve ou Tarantino, sans oublier quelques films d’animation états-uniens ou japonais, on pourrait avoir l’impression d’un certain éclectisme. J’y vois plutôt la cohérente passion pour le cinéma revendiqué comme une expérience totale, pour les productions parfaitement maîtrisées en vue d’un résultat marquant l’âme et la rétine, pour les films qui méritent qu’on leur consacre quelques heures d’une vie pourtant courte.